Il m’est donné, ce soir, l’occasion et l’honneur de participer à la présentation du livre LACAN aux Antilles de Charles MELMAN (1), et d’en partager avec vous quelques questions que sa lecture a soulevées en moi. A quelle sorte de réflexions vais-je ainsi vous entrainer, aussi aurez-vous bonne cause à devoir me dire : mais c’est au sujet de quoi ? Quel en est le sujet ? De quel sujet sera t-il question ici, en effet! Il sera question, ce soir, de celle du Sujet.
Cette réponse fait question…Car elle entraîne une incertitude qui fait vaciller, qui embrouille ….Pourtant ce sujet dont il sera question ce soir n’est pas :
– Celui au sens du thème, c’est-à-dire où le propos, ou le motif, constitue la nature même de la discussion;
– ni au sens grammatical selon lequel le sujet est celui qui donne au verbe, son genre et son nombre, comme dans toute phrase ;
– mais non plus au sens philosophique, celui de l’ontologie où il est question de l’être en tant qu’être tel qu’Aristote l’appréhenda comme catégorie, en termes de substance, de matière ;
– ni également celui de l’être cartésien, celui de la certitude qui s’appuie sur le doute pour se penser être et exister;
notre sujet sera tout simplement celui appelé à occuper une place dans un discours, dans une suite de mots, ces mots qu’on appelle en linguistique : des signifiants. En psychanalyse, le sujet c’est celui de l’inconscient, c’est celui qui constitue la vérité de chacun, ce que chacun ignore de lui-même mais qui pourtant fait que chacun est mû, dirigé par un désir, agit selon un désir. Pour la psychanalyse, ce sujet là, il est caché et ne se révèle qu’à certains moments.
Ainsi Charles MELMAN dans ce livre, nous rappelle que le sujet de l’inconscient est un effet de langage et que c’est parce que la parole va fendre le réel qui est ce lieu d’avant les mots, et que ce réel est un lieu inommable et impossible à dire, que la parole va y porter un coup, une entaille. Ce qui fera qu’un sujet viendra se loger dans cette coupure effectuée par elle.
C’est le sujet de l’inconscient, mais un Sujet théorisé par Jacques LACAN.
Charles MELMAN rappelle aussi que ce sujet de l’inconscient est représenté par un écart, il est dans l’écart entre deux signifiants , c’est à dire qu’il n’est pas connu. Cette explication nous ne pouvons la saisir que si nous la replaçons au coeur de ces deux aphorismes de Jacques LACAN qui sont pour le premier:
“…l’inconscient est structuré comme un langage” (2).
En effet, le langage a ses lois, son ordre, ses règles par conséquent, il est structuré. L’inconscient l’est tout autant et celui qui naît et qui ne parle pas encore, c’est à partir d’autrui qu’il va se construire comme être parlant, qu’il va entrer dans le langage. Et puisque cet autrui est le porteur des mots de la langue , du code langagier mais aussi de tout ce qui s’est accumulé dans la langue, cet autrui pourra être la mère par exemple. Cet autrui est le lieu de la langue et J. LACAN va l’appeler désormais grand Autre. Il pose alors que c’est de ce grand Autre que surgit ce sujet de l’inconscient où un signifiant va le représenter face aux signifiants de ce grand Autre . C’est pour cette raison que le sujet reste inconnu car il est situé entre deux signifiants.
Et pour le deuxième aphorisme de LACAN:
“…Le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant” (3).
Il ne s’agit aucunement de ce sujet qui s’affirmait avec R. DESCARTES comme le “ je pense donc je suis..”(4) en se référant à l’Etre suprême, à un Dieu comme celui qui dit la vérité.Il y aura là une subversion du sujet de la certitude par le système du signifiant, parce que de cet autre appelé grand Autre et qui est organisé par tout un espace de parole et de signifiants, de lui va surgir un signifiant: aussi, “ce sujet de l’inconscient se fige comme signifiant”(5) . “Il se tient là dans cette coupure”(6) .
Le sujet de l’inconscient qui apparaît est un Sujet issu du symbolique et pris dans un lieu appelé le Réel, qui est celui d’avant les mots, avant qu’il ne soit le sujet parlant, un parlêtre comme l’a nommé LACAN(7).En entrant dans les limbes du langage, en entrant dans le langage, ce sujet de l’inconscient se trouvera assigné à une place dans les propos de cet autre porteur de la langue et de ses lois. Quelque chose va choir et c’est de ce grand Autre que le sujet prendra sens, voire signification, et sera dès lors représenté pour toujours par un signifiant. Ce signifiant peut être un mot, quelque chose qui est pris dans la chaîne sonore comme par exemple un son, ou bien, être une odeur, voire une simple lettre…
Charles MELMAN nous dit que ce qui va soutenir ce sujet comme étant un signifiant, c’est que la parole inscrit un trou dans ce qui auparavant était hors du champ de la parole, elle fend le réel pour reprendre ses termes puisque du fait d’entrer dans le langage, quelque chose se perd (un objet qui aura été détaché du corps de l’enfant et qui est représenté par quatre objets qui seront : le sein, la voix, le regard, les fécès mais tous ceux-ci ne seront en fait que les transcriptions d’un premier objet perdu qu’ensuite chacun passera sa vie à traquer) .
Il nous rappelle aussi dans ce livre, que, de ce surgissement où le sujet rencontre les effets de la parole de ce grand Autre, ce sujet se trouve divisé, et qu’un objet recouvrira sa coupure. Il le constituera par le biais d’une construction fantasmatique qui désormais le représentera par rapport à cet objet perdu. Mais cet objet premier restera non connu c’est à dire: il restera inconscient.
Et pour que ce sujet surgisse, nous dit Ch. MELMAN, il est nécessaire que la langue soit marquée du refoulement, c’est à dire qu’il y ait de l’interdit, des règles. Il appelle cette langue : la langue légale, la langue courante, celle qui nous reconnaît dans ce que nous sommes. Nous dirions à sa suite :
Comme travailleur, comme soeur ou comme frère, et qui nous reconnait dans nos efforts ainsi par exemple, avec nos actions etc….C’est celle dans laquelle chacun parle, s’exprime, celle du JE de l’énoncé dans la phrase, mais c’est en fait un moi qui ignore réellement ce qu’il est en train de dire, à savoir sa vérité de sujet, c’est cela l’insu de chacun.
Charles MELMAN dans ce livre nous indique combien ce Moi est fait de tout ce qui fait la réalité humaine, c’est-à-dire de tout cet imaginaire dont nous remplissons ce que nous ne pouvons saisir, comprendre. C’est un MOI qui est pris dans l’imaginaire, qui construit sa réalité avec de l’imaginaire, il se méprend tout le temps sur ce qu’il dit. Mais il pose que par exemple, dans le cas du bilinguisme, lorsque dans cette langue que l’on parle et qui est la langue officielle, on ne se sent pas reconnu, alors il y a le sentiment de ne pas s’y trouver. Ainsi, le Sujet (sujet de l’énonciation) se trouvera sa place dans une autre langue qui se situera comme une langue privée. Il se situera dans cette langue, mais c’est une situation qui instaure et “..contraint à une dépersonnalisation..”(8). Ch.MELMAN pose aussi que ce qui s’y entend du Sujet sera en fait ce fameux Moi qui n’a pas été reconnu, un moi en souffrance à cause d’un autre et qui, dans cette langue, pourra faire valoir son narcissisme.
Cette situation entraîne ce sentiment d’être “hors de soi”, de ne pas être à l’aise alors même que nous sommes dans la réalité, et que nous la vivons intensément .
Mais il s’avère, du fait d’être parlant, qu’il y aura toujours quelque chose, une partie de nous qui nous échappera toujours, d’où notre sentiment d’être étrange à soi -même, à côté de soi, voire à ressentir un sentiment de vide. Ainsi dans le cas du bilinguisme, qu’en est-il ? Ce qui me parait intéressant à souligner, c’est que Charles MELMAN nous dit que ce Moi peut aussi ne pas parler la même langue que ce JE. Pour lui, le JE de l’énonciation parle une langue privée et pour le Moi, ce sera celle de la langue officielle, celle dans laquelle il y a de la contrainte, des règles, des interdits ce qui fait qu’il y a du refoulement. Et c’est parce qu’il y a du refoulement, de l’interdit, que le jeu entre les signifiants s’observe à savoir ceux liés aux lois du langage: la substitution ou la métaphore, et la condensation: la partie du mot prise comme le tout ou métonymie. Et lorsque nous parlons, c’est le sujet de l’énonciation qui est barré, qui échappe au discours manifeste.
S.FREUD, J. LACAN, Ch. MELMAN et les autres, indiquent que ce sujet de l’inconscient ne pourra être saisi que dans ses feintes, dans les ratés de langage, les actes manqués, les lapsus, les rêves, les mots d’esprit..(mot d’esprit ce qui est très prisé ici, dans notre société antillaise);
ou bien, selon Ch. MELMAN, en introduisant un défaut dans la façon de parler cette langue officielle ; ou bien, par les choix qu’il fera à son insu et qu’une cure psychanalytique l’aidera à repérer.
Alors, si le message lui vient de ce grand Autre, il lui vient aussi de sa famille porteuse de la culture dans laquelle tous sont inscrits. Il aura été assigné à une place, nommé à, place à laquelle il s’y soumettra ou non. Se pose alors la question:
Est-ce qu’il sera rebelle ou servile ?
S’il est rebelle, nous explique Ch. MELMAN, il sera ce sujet de l’hystérie qui cherche à travers une plainte impossible à satisfaire, à restituer la place du père déchu, toujours défaillant, par un truchement. Ce truchement sera celui d’un appel à un maître qui est sensé être celui qui Sait. Or, actuellement nous dit-il, ce qui prévaut de plus en plus, c’est le discours de la Science qui pose que la science peut connaître ce sujet sous toutes ses coutures. C’est donc un discours du nombre, du chiffre, et qui situe tout autour de la connaissance, du savoir scientifique. Il n’y a pas de référence à un Sujet dont la vérité resterait inconnue, insaisissable comme l’est celle de l’Inconscient, celui qui cherche à se dire à travers des actes même s’ils sont ratés.
Ainsi nous pourrions en déduire qu’un acte manqué, un chiffre barré de nombreuses fois, un oubli pourront être expliqués désormais par le fait de la fatigue, d’un problème physiologique, voire cérébral et qu’il sera désormais facile de réparer par quelques médicaments ciblant parfaitement la zone du corps qui en est responsable.
Le discours, nous dit Ch. MELMAN, était jusqu’alors, celui dans lequel se trouvait pris le sujet, alors que maintenant, c’est surtout le discours de la science, de la perfection et non plus le désir des parents qu’il appelle “nescience”(9) qui prend une place dans ce qui se passe pour chaque enfant face à ce qu’il doit savoir faire ou être. Le symbolique n’a plus cours dans le sens où la parole n’est plus celle qui fait loi, celle qui marque qu’on s’engage. Pour lui cette place comporte des risques et pose question.
Si nous sommes dans un univers qui est réglé par le nombre, où est désormais la place du Sujet, d’où peut-il se situer? Mon interrogation est celle-ci :
Puisqu’en psychanalyse, le Sujet est déterminé par le signifiant, dans les sociétés comme la nôtre, une société qui s’est constituée à partir de ce dont parle J.WILTORD, l’esclavage racialisé, et avec deux langues, Créole et Français : S’agira-il du même Sujet, puisqu’il est utilisateur et constitué de deux langues reconnues où l’une, bien que n’ayant pas le statut juridique, se parle partout et s’étale, elle se lit et n’est plus interdite ? N’y aura t-il pas un sujet de l’inconscient qui se donnera à entendre désormais sous une autre forme aux Antilles ?
Je propose cette hypothèse que : Si dans la langue créole, le Sujet pouvait avoir son lieu, s’y sentir autorisé parce que dans sa langue maternelle il y a place totale pour lui, avec la langue créole désormais normée, se pose le lieu de la résidence du sujet de l’inconscient. Comment ce sujet pourra t-il loger ? Sera t-il deux fois plus repoussé vers la nécessité de se dupliquer, comment se donnera t-il à entendre?
De quel signifiant et de quelle chaine sonore sera fait ce Sujet là ?
Si avant, il pouvait selon Ch. MELMAN, se trouver non reconnu dans la langue officielle et se revendiquer dans l’autre langue, s’il pouvait dans ce lieu de la langue créole trouver un lieu pour se représenter, et où son moi devait ainsi se dupliquer en un MOI-JE inconscient, maintenant, ce sujet n’a plus à aller s’y loger pour être reconnu. Il a une demeure faite de règles, d’interdit dans la langue créole, cette langue n’est plus cachée, ni interdite , elle est pour tous, et chacun peut la parler comme il le veut, en y mettant les mots de toute les langues, chacun peut y aller de sa singulière création. Et en même temps, elle est aussi celle du Bien dire qui s’apprend désormais à l’école et à l’université. Elle inscrit chacun dans l’ordre d’une possible faute …..et comme toute langue, elle suscite en celui qui se construit depuis cet autre, ce grand Autre, le sentiment de l’avoir décomplèté ce qui le culpabilise.
Mais alors ce sujet aura t-il à devoir s’éloigner plus loin dans les mornes, les bois c’est à dire à mawònner(10) pour ressurgir cette fois et recouvert de quoi? De quel petit objet, qui le recouvrirait et exprimerait en fait ce qu’il en est de son désir ?
Son symptôme ne pourrait-il être en rapport avec ce qui traverse notre société et se trouve véhiculé par la culture, comme l’enseignement qui y introduit? Celle de la connaissance, celle du savoir du livre.
Ne pourrait-on alors se demander si dans ces deux catégories de nouveaux sujets, ceux à haut potentiel et garantissant une réussite; et ceux traversés d’un nouveau signifiant, celui de Dys c’est à dire ceux qui ne peuvent pas ou ont du mal à bien investir ou accéder aux apprentissages, se poser la question qu’il pourrait s’agir d’une expression nouvelle du sujet de l’inconscient aux Antilles? Actuellement, on décrit beaucoup d’enfants ayant des problèmes au plan cognitif. Ils sont classés dans une catégorie, avec un signifiant ”Dys” qui les place dans la catégorie du handicap, de quelque chose qui se constate et se répare.
Il est demandé aux enfants de réussir et pour cela le mot d’ordre collectif est : travaille pour avoir un bon métier plus tard. Un surmoi social est présent, c’est une forme d’injonction pour s’identifier, pour se donner une identité et qu’on peut supposer ainsi : Il te faut être ceci, et il te faut des techniques pour y arriver. Alors, on l’emmène consulter. Mais dans le même temps, l’enfant est reconnu bilingue c’est-à-dire aussi comme sujet de désir puisque sujet de l’inconscient avec un objet cause de son désir.
Nous en donnons un petit exemple (issu d’échanges dans notre clinique), une petite vignette :
Nous : – Tu veux quoi pour cadeau? Réponse: une tablette tactile ou un téléphone portable.
Nous: – Pour quoi faire? Réponse: pour jouer ou pour téléphoner
Nous: -A quel jeu ou à qui ?Réponse: Je ne sais pas……il faut télécharger ou acheter ou C’est pour appeler papa ou maman pour lui dire que je suis sorti de l’école…ou du sport (ou autre..) ou pour appeler un copain
Nous: -Tu le vois à l’école, ce copain ? Réponse: oui
Nous: -Alors qu’as-tu à lui dire au téléphone ? Réponse: Je ne sais pas….. C’est pour l’appeler!….ou bien pour lui ( au parent) dire: j’ai peur.
Comment concilier tout cela?
Marie-Line LOUISE-JULIE
Références
1 Notre présentation du chapitre 8 du livre de Charles MELMAN Lacan aux Antilles.
2 LACAN, J. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.Éditions du Seuil,1990. p28.
3 LACAN, J. op cit.p243.
4 DESCARTES, R. Discours de la méthode. Hatier. 1999. p36-37.
5 MELMAN, C. Lacan aux Antilles.Éditions ÉRÈS, 2014. p223
6 MELMAN, C. op cit. p144.
7 LACAN, J. Le séminaire XX Encore. Éditions du Seuil,1998.p126
8 MELMAN, C. op cit p113.
9 MELMAN,C. op cit p124.
10 mawònner : infinitif du terme créole mawòn ou esclave, qui s’enfuyait de l’habitation.