Quelques notes pour le séminaire des Antilles par Nizar Hatem

Quelques notes pour le séminaire des Antilles par Nizar Hatem

 

 

Quelques notes pour le séminaire des Antilles

Depuis notre rencontre, notre rencontre fait son chemin… voici quelques réflexions sur ce qui pourrait nous concerner encore, et de manière bien plus directe que ne le laisserait penser le contexte antillais d’où nous vient cette interrogation sur les séquelles de l’esclavage et son rapport à une modalité discursive qui démentirait le manque symbolique.

J’entends le manque symbolique, dans ce contexte, particulièrement comme l’inscription de l’impossible emprise du symbolique sur le réel, ce manque à nommer que voile l’imaginaire du fantasme. Faute donc de cette inscription du manque, et de la possibilité d’en habiller la faille, c’est dans l’agir d’une toute-puissance imaginaire du symbolique que vient surgir, dans le réel, l’esclavage et sa marque de manque, mais manque d’humanité. Le présent de cette forme d’emprise de l’homme sur son semblable s’est glissé dans nos oreilles, étrangement, lors de la dernière coordination. Non sans résistance, car comment cela pourrait-il nous concerner ? Ce sujet n’est-il pas caduc et par trop exotique ? Impossible de s’y retrouver, encore moins de s’y reconnaître.

Cauchemar d’une mauvaise fièvre qu’on chasse pour l’oublier au plus vite, le discours médiatique nous renseigne pourtant sur ce présent surréel qu’il nous était difficile d’entendre, semble-t-il, par de plus intimes voix. Les actualités, cette modalité particulière d’un présent qui ne nous entame pas, ne nous ont-elles appris que la Mésopotamie, qui d’un fleuve à l’autre berça la civilisation, vient de subir le retour de la barbarie la plus archaïque, associant au massacre des hommes l’esclavage des femmes d’une ethnie minoritaire et leur traite sur la place publique, pour le bon plaisir des combattants de la cause Une (1) ?

Evidemment, le sens commun plaide pour l’attribution de ce surgissement à un archaïsme culturel qui aurait échappé à l’œuvre de civilisation entamée par les mandataires européens de l’entre-deux- guerres (entre-deux, oui… tant la rivalité franco-anglaise, féroce malgré sa désuétude, trouve encore ses résonnances jusque dans les combats linguistiques et religieux du Moyen-Orient) -la Grande-Bretagne pour l’Irak et pour la Syrie la France. Aujourd’hui, la question ne peut que prendre l’allure d’un retour sur ce que ce surgissement sauvage condense. S’il ne fait pas de doute que l’Etat Islamique prend ses actes pour une volonté de revenir aux pratiques d’un Islam pur, celui d’un délirant califat des origines, vierge de toute influence occidentale, il ne nous est pas interdit de nous interroger sur la réelle nature du mandat mortifère qu’il exécute. A commencer par l’impressionnant savoir-faire médiatique dont il fait preuve et qui indique que, contrairement à ses prétentions, son discours épouse, mieux que bien d’autres messages « étatiques », la modernité de la Toile, son rapport à la pornographie, qu’elle soit massacrante ou sexuelle, et sa présentification de l’horreur. De cette pornographie, nous ne finissons pas d’apprendre le pouvoir d’attraction, au sens aussi de ce qui fait trait, sur les individus désarrimés de notre société. Et de ces individus, la désintégration subjective, si caractéristique de l’univers contemporain, semble être la contrepartie récurrente, pour faire l’aubaine des recruteurs, d’un idéal d’intégration social et économique dont les ravages dépassent largement la sphère des exilés.

Mais en quoi le cancer daechiste nous concernerait-il? En quoi son message informe pourrait nous aider à déchiffrer celui du legs esclavagiste des Antilles ? Peut-être qu’il faudrait laisser passer la fièvre avant d’écrire et d’associer sans rime ni raison… Mais la fièvre est tenace et dure depuis plus de trois ans maintenant.

Et le délire islamiste, qui promeut la langue coranique comme paradigme de la langue parlée (2)- au pied de la lettre (jusque dans le vocabulaire et la syntaxe…), puisqu’elle serait langue divine par laquelle Dieu aurait dicté le Coran à Mohammed, n’est pas sans rappeler d’une manière radicalement méconnue par les intéressés, et sans doute répéter, dans son clivage entre la langue pure, et les dialectes locaux qu’il rejette, voire qu’il persécute à travers ceux qui les pratiquent, marqués d’opprobre et d’altérité, un autre clivage, entre les langues coloniales et celles des sujets colonisés. Cela rencontre-t-il les phénomènes linguistiques propres aux Antilles ? Y aurait-il là, structurellement, dans cette inclination au retour (3), une tendance de la culture à se retourner contre elle-même, par cette croyance en une langue supérieure, originelle? Il se constate en tout cas que le recours à la pureté de la langue supérieure pourvoie immanquablement, dans le réel, au retour de l’abject.

S’il se peut que le phénomène puisse rester marginal et sans avenir, l’épisode de la réduction en esclavage et à l’état de bien marchand des femmes et des filles yézidies (4) n’en indique pas moins la potentielle récurrence de ces pratiques. Surtout, cet évènement agrège à l’esclavage un autre fléau, bien plus généralisé, celui de la condition féminine dans les sociétés arabes, et sans doute au-delà. L’esclave porterait-t-il, à l’extrême, cette marque de la femme- cette façon de donner corps à l’absence, au manque, au défaut symbolique- qui le priverait ainsi de toute possibilité de transmission patronymique ? Et par-delà les logiques économique et capitaliste qui prétendent en faire une valeur marchande positive, n’y aurait-il pas, pour maintenir la cohésion d’un groupe, d’une foule, une logique propre au traitement du manque dans cette manière de circonscrire le féminin en la femme, en la noirceur de l’esclave ?

Octobre 2015,  Nizar Hatem

Références:

1 Parmi d’autre, l’article du journal Le Monde daté du 14 décembre 2014 : «Les noces barbares de Daech»

2 Ce ravage d’un recours à la langue morte du Coran comme langue à rétablir dans tout usage autorisé de la parole est analysé par Moustafa Safouan Pourquoi le Monde Arabe n’est pas libre, et par Karima Lazali La Parole oubliée.

3 Il arrive aussi que le retour soit métaphore, au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau… comme dans le cas du prétendu retour à Freud.

4 Il convient de rappeler que cette communauté présente aux yeux des arabes deux facteurs de ségrégation : la langue, puisqu’il s’agit du kurde, et surtout la religion, puisque les yézidis pratiquent un culte zoroastrien qui ne relève pas des monothéismes reconnus et protégés par le Coran (outre l’islam bien sûr, le christianisme et le judaïsme).

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